Quinze mois d’enquête du Bureau national anticorruption (Nabu) et du Bureau du procureur spécial anticorruption (SAP) ont mis au jour un système de racket généralisé autour d’Energoatom, l’opérateur public des centrales nucléaires ukrainiennes, responsable de plus de la moitié de la production d’électricité dans le pays. Selon les enquêteurs, qui ont mis la main sur des centaines d’heures de conversations enregistrées, près de 100 millions de dollars (86 millions d’euros) auraient été détournés depuis 2022, grâce à des dessous-de-table d’un montant de 10 à 15 % de la valeur de contrats négociés par Energoatom. Timour Minditch, surnommé « Carlson » dans les enregistrements rendus publics par le Nabu et le SAP, œuvrait comme le coordinateur de cette machination.

Depuis le 10 novembre et les révélations du Nabu et du SAP, tout est mis en place par l’exécutif pour distancier Volodymyr Zelensky du scandale. Les ministres de la justice et de l’énergie, Herman Halouchtchenko et Svitlana Hryntchouk, ont remis leur démission. La première ministre Ioulia Svyrydenko a relevé de leurs fonctions plusieurs hauts fonctionnaires. Le président a lui-même signé un décret plaçant sous sanctions Timour Minditch et son complice présumé Oleksandr Tsukerman, tous deux aujourd’hui en fuite.

« Ces mesures d’urgence visent à démontrer que le président n’est pas impliqué personnellement », explique à La Croix un conseiller du Nabu, sous couvert d’anonymat. « Elles n’effacent toutefois pas les années d’amitié, de connivence et de complaisance qui ont permis à ces différents acteurs de jouir de leur proximité avec le pouvoir, d’orchestrer leurs affaires, et de s’enrichir illégalement. »

Anciennement lié à l’oligarque Ihor Kolomoïsky, qui purge une peine de prison depuis 2023, Timour Minditch est le copropriétaire de Kvartal 95, la société de production fondée par Volodymyr Zelensky, du temps où le chef d’État était comédien et producteur. Leur proximité est notoire. « Le président pouvait passer un week-end avec lui, faire un barbecue, déconnecter, se ressourcer »,confie une source proche de la présidence. Une amitié qui lui a ouvert les portes de plusieurs des secteurs lucratifs de l’Ukraine en guerre : l’énergie, la banque ou encore la défense. Timour Minditch est ainsi l’un des investisseurs derrière la société Fire Point, productrice du Flamingo, le premier missile balistique ukrainien.

« On peut le caractériser comme un nouvel oligarque dans un système où les noms changent, pas les règles du jeu », commente Mikhaylo Tkach, journaliste d’investigation pour Oukraïnska Pravda. Qui ajoute que Timour Minditch aurait étendu ses activités au secteur du diamant, en lien avec des intérêts russes.

Pour les enquêteurs anticorruption, les sommes extorquées à différentes entreprises partenaires d’Energoatom auraient été blanchies en lien avec la famille d’Andriy Derkach, un ex-député ukrainien accusé de haute trahison, aujourd’hui sénateur de la Fédération de Russie. Selon plusieurs sources, le FBI américain s’intéresserait aux ramifications de ces réseaux jusqu’aux États-Unis. Autant de révélations qui rendent Timour Minditch toxique pour Volodymyr Zelensky.

Le président ukrainien figure dans des enregistrements rendus publics par le Nabu et le SAP. Une conversation, notamment, qui semble anodine et ne trahit aucune compromission. Mais le fait que les enquêteurs aient choisi de publier cet extrait est révélateur de la connivence qui a pu régner au sommet de l’État. Et la fuite à l’étranger de Timour Minditch quelques heures à peine avant les perquisitions du 10 novembre ne fait rien pour calmer les suspicions.

Le degré d’implication de Volodymyr Zelensky, chef de guerre d’un pays en lutte pour sa survie, ou encore de son omnipotent chef de cabinet, Andriy Yermak, est donc sur toutes les lèvres en Ukraine. À en croire les enregistrements, une partie des sommes extorquées aurait ainsi été investie dans la construction d’un complexe résidentiel de luxe à Kozyn, dans une banlieue cossue de Kiev. Une maison était destinée à Timour Minditch et une autre à l’ex-ministre de l’unité nationale, Oleksii Tchernichov.

Figurant dans les enregistrements rendus publics le 10 novembre, ce dernier est aussi, depuis juin, au cœur de multiples allégations de corruption. C’est à la suite de sa mise en examen par le Nabu et le SAP qu’une loi avait été adoptée afin de mettre fin à l’indépendance de ces institutions de lutte contre la corruption. L’affaire avait provoqué les premières manifestations de masse depuis le début de la guerre en 2022 dans le pays, forçant l’exécutif à rétropédaler. « À l’époque, on pensait que la présidence cherchait à protéger son ministre, poursuit Maria Zemlianska, journaliste pour le média d’investigation bihus.info. Il s’avère qu’elle souhaitait surtout empêcher la sortie de cette enquête ! »

Ces allégations ne sont, pour l’heure, étayées que par des recoupements d’informations et des observations politiques. Reste que le mois d’octobre a été marqué par l’arrestation de Volodymyr Koudrytsky, ancien directeur d’Ukrenergo, l’opérateur du réseau de distribution d’électricité. L’homme, aujourd’hui sous bracelet électronique, dénonce des poursuites politiques, qui viseraient à « détourner l’attention » des machinations de l’ex-ministre de l’énergie, Herman Halouchtchenko, en lien avec Energoatom. L’affaire n’en a pas fini d’ébranler un exécutif par ailleurs critiqué pour les revers à répétition sur le front militaire, alors que des millions d’Ukrainiens supportent des coupures de courant de plusieurs heures par jour.

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