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Date de création : 30.11.2013
Dernière mise à jour : 16.09.2025
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RESISTER AVECCHARLESPEGUY

Résister avec Charles Péguy, écrivain critique du « monde moderne »

Récit

Article réservé à nos abonnés. Charles Péguy, né à Orléans le 7 janvier 1873 d’un père menuisier et d’une mère rempailleuse de chaises, était un écrivain socialiste anticlérical converti au christianisme qui s’est évertué à résister au monde moderne durant sa carrière.

Charles Péguy, né à Orléans le 7 janvier 1873 d’un père menuisier et d’une mère rempailleuse de chaises, était un écrivain socialiste anticlérical converti au christianisme qui s’est évertué à résister au monde moderne durant sa carrière. Illustration : Aline Bureau

La révolte de ce dreyfusard de la première heure, socialiste anticlérical converti au christianisme (1873-1914), contre le monde moderne, ses valeurs trompeuses et son argent roi, reste inspirante pour notre présent.

Personne ne compose comme Bach, ni ne peint comme Rembrandt, ni n’écrit comme Molière… ou Péguy. L’auteur de Clio confirme ce paradoxe : ceux que l’histoire retient comme des classiques sont des créateurs singuliers. Car l’art n’est pas l’expression d’une méthode reproductible ni d’une technique maîtrisée. Et c’est l’originalité esthétique du langage par lequel un créateur livre sa vision du monde, bien plutôt que l’académisme, qui traverse les siècles.

Charles Péguy, né à Orléans le 7 janvier 1873 d’un père menuisier et d’une mère rempailleuse de chaises, n’aurait sans doute pas été destiné par des sociologues à une carrière d’écrivain polémiste et de poète. Pourtant il le fut. Mais Péguy l’écrivain poète ne cessa jamais d’être un homme de la terre, du concret. Le fils d’une rempailleuse de chaises. Ainsi publia-t-il ses écrits lui-même, dans la maison des Cahiers de la Quinzaine qu’il avait fondée et dont il assurait en plus de la direction éditoriale, la gestion.

Portrait non daté de l’écrivain français Charles Péguy 1873-1914. Il fut tué au front, au début de la Première Guerre mondiale, alors qu’il combattait lors de la bataille de la <a class=Marne, le 5 septembre 1914." />

Portrait non daté de l’écrivain français Charles Péguy 1873-1914. Il fut tué au front, au début de la Première Guerre mondiale, alors qu’il combattait lors de la bataille de la Marne, le 5 septembre 1914.Intercontinentale / AFP

Certes Péguy a aimé les champs de blé aux airs d’océan, la joie espiègle des héros et des saints, l’immortelle beauté de la France, mais il n’a jamais été un poète qui contemple la réalité de loin ou par au-dessus. De la même façon, il ne versa jamais, après sa conversion, dans une mystique désincarnée : « Car le surnaturel est lui-même charnel/Et l’arbre de la grâce est raciné profond/Et plonge dans le sol et cherche jusqu’au fond/Et l’arbre de la race est lui-même éternel » (Ève, 1913).

Pourtant si Péguy avait le goût des réalités charnelles, de la vie concrète et de la terre, il refusa très tôt la tyrannie de l’argent. Car c’est là une matière trompeuse, qui voudrait donner sa valeur à toute chose en ce monde pour mieux le posséder. La vraie gloire ne s’achète pas, ni ne se flétrit, ce n’est pas celle des billets de banque. Péguy aimait la grandeur des humbles en même temps que la fierté de ceux qui luttent pour une grandeur qui ne soit pas en toc, qui ne soit pas mondaine, bien qu’elle puisse être temporelle : une grandeur dont l’éclat n’ait rien à voir avec l’argent.

« Il fallait qu’il fût bien fait lui-même, en lui-même, pour lui-même, dans son être même »

« Ces ouvriers ne servaient pas,notera-t-il dans L’Argent(1913). Ils travaillaient. Ils avaient un honneur, absolu, comme c’est le propre d’un honneur. Il fallait qu’un bâton de chaise fût bien fait. C’était entendu. C’était un primat. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le salaire ou moyennant le salaire. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le patron ni pour les connaisseurs ni pour les clients du patron. Il fallait qu’il fût bien fait lui-même, en lui-même, pour lui-même, dans son être même. » Péguy défendait la pureté de cœur et l’innocence. Il résista au mensonge qu’implique l’ambition de la mondanité, comme il dénonça la paresse intellectuelle et la lâcheté des hommes installés, si souvent esclaves d’un mauvais maître. Le monde auquel Péguy se réfère sans cesse, et dont il pleure la disparition, est un monde où l’argent n’était pas roi, où l’honneur était lié à la gratuité, au travail désintéressé, au don de soi.

Contre le monde bourgeois

Formé à l’école de la République dans la France des années 1870-1880, où le marquèrent profondément les élèves-maîtres de l’école normale voisine, ces « hussards noirs », « ces jeunes hussards de la République » d’un monde révolu, c’est au monde qui l’a remplacé que Péguy entend résister. Dans L’Argent, il notera encore : « Il y a eu la révolution chrétienne. Et il y a eu la révolution moderne. Voilà les deux qu’il faut compter. » On comprend que pour Péguy, le monde moderne est tout neuf. C’est le monde dans lequel « les puissances spirituelles ont été toutes ensemble refoulées(…) par une seule puissance matérielle qui est la puissance de l’argent ».

Mais s’il idéalise le passé, c’est sans doute pour montrer combien le monde « moderne », c’est-à-dire entièrement gouverné par l’argent, est aussi ce monde éphémère de la médiocrité et des petits calculs, dont l’histoire ne glorifiera jamais la mémoire. Les grandes figures péguyennes que sont le Joseph de la Genèse, Jésus, puis Jeanne d’Arc, furent vendus à prix d’argent.

Déjà, longtemps avant la révolution industrielle, les héros et les saints furent victimes de l’argent et, en un sens, de l’esprit du monde moderne. Jeanne d’Arc ! Celle qui, en 1429, libéra Orléans, ville de Péguy : la Pucelle le fascina et l’inspira tout au long de son existence. Débarqué à Paris à l’âge de 18 ans, reçu en 1894 à l’École normale supérieure, son premier écrit important, paru en 1897, alors qu’il est militant socialiste et farouchement anticlérical, est un long drame intitulé Jeanne d’Arc. Toute sa vie, il chercha à débusquer et à combattre l’ambition des hypocrites, des faux spirituels, des calculateurs – politiciens laïcards aussi bien qu’abbés de cour –, qui sont l’inverse de Jeanne.

En janvier 1900, Péguy fonde les Cahiers de la Quinzaine, où il publiera tous ses écrits, ainsi que ceux de nombreux amis et collaborateurs, notamment Romain Roland, Daniel Halévy, Julien Benda, André Suarès. Dreyfusard d’une lucidité et d’un courage remarquable dès la fin des années 1890, obsédé par la vérité et la justice, il multiplie les essais politiques et philosophiques, parmi lesquels De la grippe (1900), De Jean Coste (1902), Notre patrie (1905), De la situation faite à l’histoire et à la sociologie dans les temps modernes (1906) ou encore De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne devant les accidents de la gloire temporelle(1907).

Il tabasse donc allègrement l’ambition mesquine, l’argent, les calculs.

Dans ce dernier texte, longtemps avant Notre jeunesse ou L’Argent, Péguy définit clairement le monde moderne : c’est le monde bourgeois. Et les modernes qui se gargarisent de leur hauteur de vue lorsqu’ils tapent sur le catholicisme bourgeois ne font en réalité rien d’autre que de taper sur eux-mêmes : ils sont tout aussi hypocrites, calculateurs, asservis à l’argent et aux intrigues qui mènent à la gloriole que ceux qu’ils prétendent combattre. Ce monde moderne, ce monde bourgeois qui ne veut pas qu’on le dérange, Péguy n’a donc aucune envie de le laisser tranquille. Il tabasse donc allègrement (1) l’ambition mesquine, l’argent, les calculs, mais aussi tout le système qui escamote la vraie grandeur, la vraie gloire, trop embarrassante.

Il conteste l’histoire officielle des modernes, tout comme la récupération tacite des splendeurs du passé. Il conteste la tyrannie de la majorité, abêtie ou complice. Ça n’est pas encore le Péguy de l’espérance chrétienne. Mais c’est déjà le pamphlétaire génial et le poète incomparable, qui confirme son goût du concret : « Le boire et le manger, sans quoi l’homme n’a jamais rien fait dans le monde. » Cela en même temps qu’il peint pêle-mêle l’éternité, la grandeur, la France, les soldats de l’an II, Paris, les saints, les cathédrales, les sacs à dos, l’océan des blés ou la vallée de la Loire. Malgré l’incompréhension et le relatif silence du grand public, Péguy a conscience de son génie poétique et de l’unicité de son style.

Retour à la foi

La date de la conversion de Péguy n’est pas extrêmement claire, mais on la situe dans ces années 1907-1908. « Je suis catholique », écrit-il à son grand ami Joseph Lotte en septembre 1908. Alors qu’il s’était éloigné de l’Église en rejetant l’idée de l’exil irrémédiable du dogme de l’enfer, Péguy revient à la foi sans rien renier de sa ligne socialiste. Un retour qu’il officialise en faisant paraître Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc(1910).Certain que la bataille éternelle contre l’enfer doit être livrée sur la Terre, et qu’il ne peut pas y avoir d’« égoïsme dans le salut », il y affirme par la bouche de Jeannette – Jeanne d’Arc enfant – que les hommes, en saisissant la grâce du Christ rédempteur, doivent se sauver ensemble : tel est le commandement de la charité.

Tout autant qu’il faut lutter contre les marques de notre exil charnel, notamment la misère, les génies doivent assurer le salut temporel du peuple en témoignant de « celui qui ne peut pas s’attester lui-même », c’est-à-dire du pauvre que personne n’écoute. On discerne dans de tels mots, en même temps que celle de Jeanne, la mission, ou la vocation, dont Péguy se découvre investi.

Charles Péguy et sa femme Charlotte (née Baudouin) à Villeroy (Seine-et-Marne), en septembre 1914.

Charles Péguy et sa femme Charlotte (née Baudouin) à Villeroy (Seine-et-Marne), en septembre 1914.akg-images / akg-images

À partir de 1910, la poésie de Péguy atteste que sa conversion profonde n’est pas qu’intellectuelle : elle est spirituelle. Péguy est un homme qui croit, et qui prie. Son lien aux sacrements sera jusqu’au bout très complexe. Par fidélité à sa femme, farouchement incroyante, il se tiendra en effet éloigné de la pratique religieuse prescrite. Mais cela ne l’empêchera pas d’écrire sur le baptême ou l’eucharistie des vers sublimes, d’exacte théologie.

Si l’on en croit ceux qui l’ont connu, Péguy connaît d’ailleurs les grands théologiens, en particulier saint Augustin. En vrai poète, cela dit, il met les œuvres liturgiques au-dessus de ce qui n’est que pensée. La scolastique, et en particulier le « système qu’on a tiré de (saint Thomas) », ne lui dit « rien qui vaille » (2). Non pas saint Thomas, mais ce que certains ont fait de lui. Péguy se méfie toujours de l’abstraction d’une pensée qui, par son rationalisme et la géométrie de son argumentation, ne laisse plus de véritable place au mystère.

Il faut aussi mentionner, à travers toute son œuvre chrétienne, son attachement au mystère d’Israël, qui ne va pas sans son amour non seulement de l’Ancien Testament mais du peuple juif contemporain. Péguy, vrai dreyfusard et jamais opportuniste politique, est un ardent défenseur des juifs, notamment de Bernard Lazare, l’un des premiers dreyfusards, athée et anarchiste, dont Péguy fait un « prophète » (in Notre jeunesse, 1910). Parmi bien d’autres choses, cela le démarque on ne peut plus nettement d’un certain catholicisme de droite au tournant du XXe siècle. Car Péguy a certes mis son génie à se battre contre la récupération politique par Jaurès du dreyfusisme, mais il l’a aussi pointé contre toute la droite conservatrice française, sa haine de l’étranger, du juif, du métèque. Toutes ces « valeurs » bourgeoises intrinsèquement contraires au christianisme (in Un nouveau théologien, Monsieur Laudet, 1911).

Charles Peguy (1873-1914) en manœuvres avec le 76e régiment d’infanterie en 1913.

Charles Peguy (1873-1914) en manœuvres avec le 76e régiment d’infanterie en 1913. Bridgeman Images

Il ne faudrait pas trahir Péguy sur ces points, surtout pas à notre époque où le même monde moderne et où les mêmes idées infâmes n’ont pas fini de prospérer. Car Péguy n’aimait pas qu’on lui manquât de respect ou qu’on lui fît dire n’importe quoi. Il avait une haute idée de son œuvre. Dans une note consacrée en 1913 à Ève, son ultime et plus long poème, où il déploie et illustre toute l’histoire du salut, donc de l’incarnation, il écrit sans trembler : « Polyeucte excepté, que Péguy nous a enseigné de mettre au-dessus de tout, tout permet de penser que cetteÈve est l’œuvre la plus considérable qui ait été produite en chrétienté depuis le quatorzième siècle. »

« Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle, /Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre. »

Péguy, « un bon Français de l’espèce ordinaire, et vers Dieu un fidèle et un pécheur de la commune espèce » (Clio), est mort le 5 septembre 1914 au Plessis-l’Évêque, aux premiers jours de la bataille de la Marne. Son attachement à Jeanne d’Arc et sa mort au champ d’honneur expliquent peut-être qu’on ait voulu en faire un chantre du nationalisme. Il avait écrit dans Ève ces vers célèbres : « Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle, /Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre. » Pourtant, plus que quiconque, redisons-le, il aura résisté à l’oppression de l’injustice, du mensonge, des idées qui déshumanisent.

Pour s’en assurer, il n’y a pas d’autre solution que de le lire. « Prenez le texte. Et qu’il n’y ait rien entre vous et le texte » (Clio, posthume). Péguy le converti, qu’on le dise et qu’on le répète, est bien celui qui écrivit : « Il est incontestable que dans tout notre socialisme même il y avait infiniment plus de christianisme que dans toute la Madeleine ensemble avec Saint-Pierre de Chaillot, et Saint-Philippe du Roule, et Saint-Honoré d’Eylau » (Notre jeunesse, 1910). Et en dépit de sa psychologie complexe et de sa propension à se brouiller avec la terre entière, l’enracinement dans le monde, au milieu des autres hommes, était pour lui essentiel.

Résister au désespoir Jeanne d’Arc tient une place particulière dans les oeuvres de Charles Péguy. L’écrivain lui a consacré l’un de ses ouvrages appelé Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc (1910).

Jeanne d’Arc tient une place particulière dans les oeuvres de Charles Péguy. L’écrivain lui a consacré l’un de ses ouvrages appelé Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc (1910). Illustration : Aline Bureau

À la lecture de À nos amis, à nos abonnés, paru en juin 1909, on comprend que Péguy a frôlé le désespoir. « Nous sommes des vaincus », répète-t-il tout au long du texte. Il entrevoit l’échec de toute son entreprise de pureté, de droiture, de juste combat au cœur du monde moderne. À cela se sont ajoutés les épreuves personnelles et les problèmes d’argent. Dans Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc(1910), sa première œuvre ouvertement chrétienne, il demeure un pur révolté face au malheur des innocents, mais aussi des pécheurs, et au plus haut point face à la possibilité de la damnation de certains frères humains. Et c’est devant son impossibilité de sauver tous les hommes que Dieu a connu l’angoisse, à tout le moins sous la plume de Péguy : « Comme il sentait monter à lui sa mort humaine, /Sans voir sa mère en pleur et douloureuse en bas, /Droite au pied de la croix, ni Jean, ni Madeleine, /Jésus mourant pleura sur la mort de Judas. »

« Une flamme anxieuse a traversé l’épaisseur des nuits »

Ainsi Péguy a-t-il été tenté par le désespoir avant d’apprendre à y résister, ou avant que Dieu lui-même lui apprenne à y résister. Car la grâce faisant irruption dans les ténèbres, Péguy a fait la découverte de l’espérance : « Une flamme tremblotante a traversé l’épaisseur des mondes. /Une flamme vacillante a traversé l’épaisseur des temps. /Une flamme anxieuse a traversé l’épaisseur des nuits. »

Le Porche du mystère de la deuxième vertu,qui paraît en 1912, est un chef-d’œuvre non seulement de poésie, mais de théologie. C’est un traité de l’espérance. Péguy y entremêle prosopopée divine – il donne la parole à Dieu lui-même – et le récit largement autobiographique d’un père inquiet décidant de confier ses enfants malades à la Vierge Marie, à Chartres : « Lui, hardi comme un homme. /Il avait pris, par la prière il avait pris. / (Il faut que France, il faut que chrétienté continue.) /Ses trois enfants dans la maladie, dans la misère où ils gisaient. /Et tranquillement il vous les avait mis. /Par la prière il vous les avait mis. /Tout tranquillement dans les bras de celle qui est chargée de toutes les douleurs du monde. »

L’espérance, la « petite fille » qui « étonne » Dieu lui-même, la petite fille qui« fait vraiment de très bonnes nuits » car elle ne s’inquiète pas du lendemain, et qui entraîne la foi et la charité sur le chemin, c’est d’abord l’espérance bien temporelle qu’il y aura des jours meilleurs ici-bas : « Que ces pauvres enfants voient comme tout ça se passe et qu’ils croient que demain ça ira mieux. /Qu’ils voient comme ça se passe aujourd’hui et qu’ils croient que ça ira mieux demain matin. /Ça c’est étonnant et c’est bien la plus grande merveille de notre grâce. /Et j’en suis étonné moi-même. » C’est aussi le bourgeon que l’on trouvera dans les premières pages du Mystère des saints innocents(1912), ce printemps qui revient chaque année malgré la mort de l’hiver.

Pourtant, l’espérance, c’est aussi, et surtout, celle du Ciel. Péguy, donc, qui partageait avec Jeanne d’Arc l’angoisse qu’un seul enfant de Dieu puisse être éternellement perdu, se tient tremblant au porche de l’espérance. Et il s’y tient avec Dieu lui-même, puisque le père du fils prodigue espère que l’homme acceptera de saisir son salut, de revenir à lui : « Il s’est mis dans cette singulière situation, retournée, dans cette misérable situation que c’est lui qui attend de nous, du plus misérable pécheur. » L’homme est libre de saisir ou non la vie que Dieu donne.

« Tel est le mystère de la liberté de l’homme, dit Dieu, et de mon gouvernement envers lui et envers sa liberté »

Toute histoire d’amour est une histoire de liberté. « Tel est le mystère de la liberté de l’homme, dit Dieu, et de mon gouvernement envers lui et envers sa liberté. /Si je le soutiens trop, il n’est plus libre/Et si je ne le soutiens pas assez, il tombe.(…) Car ce salut a un prix infini. /Mais qu’est-ce qu’un salut qui ne serait pas libre » (Le Mystère des saints innocents). Ainsi la Vierge Marie, figure centrale chez Péguy, incarne-t-elle à la fois la plénitude de la grâce et la plus totale liberté humaine. Mais le salut du commun des pécheurs n’est jamais définitivement manqué, raté, tant que l’homme vit en ce monde : « Et si loin qu’aille l’homme, cet homme qui se perd, /En quelque pays, /En quelque obscurité, /Loin du foyer, loin du cœur, /Et quelles que soient les ténèbres où il s’enfonce, /Les ténèbres qui voilent ses yeux, /Toujours une lueur veille, toujours une flamme veille, un point de flamme. »

Cette conception de la liberté, de ce temps où rien n’est jamais définitivement perdu, Péguy le doit largement à son maître, le philosophe Henri Bergson, à qui il consacrera l’un de ses derniers Cahiers en 1914, mais qui a influencé sa pensée en profondeur, depuis des années. Ici encore, Péguy se montrera franc-tireur dans l’Église, prenant la défense du philosophe juif lorsqu’il sera mis à l’Index.

Résister au mensonge Charles Péguy assimilait le monde moderne au monde bourgeois où règne, selon lui, les apparences, la bien-pensance et le livret de caisse d’épargne.

Charles Péguy assimilait le monde moderne au monde bourgeois où règne, selon lui, les apparences, la bien-pensance et le livret de caisse d’épargne. Illustration : Aline Bureau

On l’a dit, Péguy assimile clairement le monde moderne au monde bourgeois. Or l’horreur suprême, dans le monde bourgeois, outre le fait que l’argent a supplanté toutes les autres valeurs, celles de l’honneur et de la gratuité, c’est l’hypocrisie et le calcul égoïste. Le monde moderne, c’est le règne des apparences, du comme-il-faut, de la bien-pensance et du livret de caisse d’épargne. La chose est claire : une telle vision, une telle manière de vivre, est incompatible avec le christianisme.

« Ce qu’on nomme la morale est un enduit qui rend l’homme imperméable à la grâce »

L’apparence de la pureté a pour nom pharisaïsme. Le Christ, au contraire, ne chercha pas à se donner l’apparence de ce qu’il n’était pas : « C’est parce que la face de Jésus était sale que Véronique l’essuya d’un mouchoir. Or celui qui n’est pas tombé ne sera jamais ramassé ; et celui qui n’est pas sale ne sera pas essuyé. Les “honnêtes gens” ne mouillent pas à la grâce. C’est une question de physique moléculaire et globulaire. Ce qu’on nomme la morale est un enduit qui rend l’homme imperméable à la grâce. De là vient que la grâce agit dans les plus grands criminels et relève les plus misérables pécheurs. »(Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne,1914) Une image aussi forte, et aussi drôle, illustre bien que l’« âme habituée » du bourgeois à la « pensée toute faite » n’est plus libre. Contrairement au Polyeucte de Corneille, le païen converti au Christ, martyr sous l’Empire romain, et figure essentielle de la pensée de Péguy, l’âme des « honnêtes gens » ne peut pas accueillir Dieu. Elle ne peut pas se convertir.

Or cela, dans le monde moderne, on l’a compris, concerne des chrétiens eux-mêmes, embourgeoisés. Car si « tout commence en mystique et finit en politique », l’Église n’est pas indemne de l’« incurable lâcheté du monde moderne ». Au contraire, elle y prend souvent part, préférant mener sa politique contre les socialistes plutôt que de considérer sa vraie mission : « Toute la faiblesse, et peut-être faut-il dire la faiblesse croissante de l’Église dans le monde moderne vient non pas comme on le croit de ce que la Science aurait monté contre la Religion des systèmes soi-disant invincibles, non pas de ce que la Science aurait découvert, aurait trouvé contre la Religion des arguments, des raisonnements censément victorieux, mais de ce que ce qui reste du monde chrétien socialement manque aujourd’hui profondément de charité. Ce n’est point du tout le raisonnement qui manque. C’est la charité. Tous ces raisonnements, tous ces systèmes, tous ces arguments pseudoscientifiques ne seraient rien, ne pèseraient pas lourd s’il y avait une once de charité. » (Notre jeunesse,1910)

Résister à l’argent Face au monde moderne que Charles Péguy exécrait, l’auteur a reconnu la force de résistance de l’Évangile où « tout y est charité ».

Face au monde moderne que Charles Péguy exécrait, l’auteur a reconnu la force de résistance de l’Évangile où « tout y est charité ». Illustration : Aline Bureau

Le monde moderne auquel Péguy résiste pourrait se résumer tout entier en un mot : argent. Car l’argent est l’incarnation de la raideur, c’est cette vieille idole devenue le dernier dieu d’un monde dont l’espérance a disparu. Or la disparition de l’espérance « momifie » le temps : « Ainsi ce raidissement de l’argent, qui commande toute la société moderne, cette immense vénalité, cet universel remplacement des forces souples par de l’argent raide a son point d’origine économique, civique, moral, psychologique et métaphysique dans le raidissement du présent, dans cette ossification, dans cette momification du présent qui a fait tout le matérialisme et l’intellectualisme et le déterminisme et le mécanisme » (Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, 1914).

« L’argent est tellement l’Antéchrist et le maître partout présent du monde moderne… »

Par suite, dans ce « grand cadavre mort »du monde moderne, une seule puissance est encore reconnue, admirée, respectée, et même vénérée parmi toutes les puissances non seulement spirituelles mais temporelles. C’est la seule puissance « qui ait survécu à l’avènement du monde moderne, qui par cet avènement a été faite autocrate, et qui est la puissance de l’argent »(De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne devant les accidents de la gloire temporelle,1907). « Nous sommes tellement sous le règne de l’argent, il est tellement l’Antéchrist et le maître partout présent du monde moderne… » (Note conjointe).

Or Péguy a reconnu dans l’Évangile la grande force de résistance à ce règne-là :« Tout y est charité, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de plus opposé au mépris. Et l’effrayante colère qui court en dessous dans les Évangiles n’est point une colère contre la nature, ni contre l’homme avant la grâce, c’est uniquement une colère contre l’argent, et il faut vraiment qu’on n’ait pas voulu le voir pour que cette réprobation n’ait pas éclaté à tous les yeux »(L’Ève de Péguy, écrit sous le pseudonyme J. Durel, 1914).

À la logique de l’argent, Péguy opposa donc cet autre mode de calcul, inspiré des paraboles, en particulier celle du gérant malhonnête mais habile dans l’Évangile de Luc : « Le charitable est le seul bon boursier, /Le seul qui sache un peu gouverner sa finance » (Ève, 1913). Le chrétien sait que l’avarice est une folie, car seule la charité permet de constituer un trésor sérieux, un trésor qui dure, un trésor éternel. D’où la charge de Péguy, dans la Note conjointe, contre les « livres de débauche » que sont les livrets de caisse d’épargne, typique du raidissement du monde moderne, aux antipodes des Évangiles, de la charité et de l’espérance.

Résister à la violence Alors que les figures de Saint Louis et Jeanne d’Arc admirées par Péguy ont tout deux fait la guerre, l’écrivain s’oppose à la violence et n’a d’autre but que la paix.

Alors que les figures de Saint Louis et Jeanne d’Arc admirées par Péguy ont tout deux fait la guerre, l’écrivain s’oppose à la violence et n’a d’autre but que la paix. Illustration : Aline Bureau

Péguy le converti s’est découvert pécheur de l’espèce commune. Mais il est aussi, de ce fait, le frère des saints. Nombreux sont-ils à habiter son œuvre, où l’on ne trouve pas que des bourgeois. Péguy, en particulier, est fasciné par les deux figures de saint Louis et de Jeanne d’Arc qui, précisément, par leur mission, leur « métier » se situent au croisement du temporel et du spirituel, de l’Église et du monde. Ce sont des laïcs engagés dans le siècle. L’un est chef d’État et père de famille. L’autre est bergère et capitaine dans les grandes batailles. Accomplir le spirituel dans le temporel, voilà qui est véritablement chrétien.

Le mystère de l’Incarnation, le sang temporel et éternel du Christ doivent être maintenus présents dans le monde. Saint Louis comme Jeanne d’Arc ont fait la guerre. Pourtant ils l’ont détestée. Là encore, à un siècle de distance, les figures de Péguy nous parlent, alors que la glorification de la force et la quête de la justice continuent de s’affronter dans notre pauvre monde.

Le regard de Péguy sur le combat est très incarné, avec son magnifique sens de l’honneur. Mais il n’a jamais d’autre but que la paix, le rétablissement de la concorde entre les hommes. Le 4 août 1914, un mois avant sa mort, Péguy écrivait à une amie : « Je pars soldat de la République, pour le désarmement général et la dernière des guerres. » La violence ne portera pas le moindre fruit.

C’est la sincérité, la persévérance, enfin le style, qui fait que le monde change :« Ce qui fait une révolution(…) surtout ce n’est point cette violence,(…) ce n’est point cet état de révolte, permanente, générale, généralisée. Ce qui fait une révolution, ce qui fait la révolution, c’est un certain rythme, propre, c’est un certain sens, une certaine forme, une certaine nature, un certain mouvement, une certaine vie, une certaine âme, un certain caractère, un certain style, parce que le style est de l’homme même » (Les Suppliants parallèles, 1905). Il est urgent de résister à la tentation de la violence.

(1) Toujours dans De la situation fait au parti intellectuel (1907)
(2) Jean Delaporte, Connaissance de Péguy, 1944

Péguy sur la route de Chartres

Dans La Grande Vadrouille, les premiers vers de la Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres« Étoile de la mer voici la lourde nappe/Et la profonde houle et l’océan des blés » – sont hélas mis dans la bouche de l’officier allemand qui arrête un parachutiste anglais. Cela dit beaucoup d’une tenace erreur de lecture, liée notamment à la récupération de Péguy par le régime de Vichy. Mais cela ne doit pas, pourtant, nous décourager de lire ce poème sublime, et l’un des sommets de l’art poétique de Péguy.

Le recueil où il se trouve, La Tapisserie de Notre-Dame, paru en 1913 « pour le dimanche de la Pentecôte et pour le mois de mai », est dédié à Joseph Lotte, l’ami fidèle. Les alexandrins sont de facture plus classique que les vers libres des Mystères de Jeanne d’Arc des années précédentes, mais le souffle et le style uniques sont là. Après avoir « présenté » la ville de Paris et la Beauce à Notre-Dame, Péguy compose cinq prières de « résidence », de « demande », de « confidence », de « report » et de « déférence » dans la cathédrale de Chartres. Ainsi cette Tapisserie est-elle aussi un recueil de prières du pèlerin.

Or ce pèlerin, c’est d’abord le poète lui-même. Par deux fois, en 1912 et en 1913, il a pris depuis la région parisienne, à pied, le chemin de Notre-Dame de Chartres. La nuit qu’il passa sur la route nous offrit ce quatrain inoubliable : « Puisqu’il est entendu que le bon pèlerin/Est celui qui boit ferme et tient sa place à table, /Et qu’il n’a pas besoin de faire le comptable, /Et que c’est bien assez de se lever matin. »

Puis son arrivée au terme de la marche nous a donné cette méditation sur les bâtisseurs de cathédrale, synthèse parfaite du spirituel charnel : « Un homme de chez nous, de la glèbe féconde/A fait jaillir ici d’un seul enlèvement, /Et d’une seule source et d’un seul portement, /Vers votre assomption la flèche unique au monde. »

Par son pèlerinage, Péguy avait voulu confier à la Vierge Marie ses enfants malades – on retrouve le motif dans Le Porche du mystère de la deuxième vertu– mais également son amour impossible pour une jeune femme, Blanche Raphaël. Péguy demeura fidèle à son mariage.

La Présentation de la Beauce, en outre, marque que la poésie de Péguy est toujours incarnée, le « pauvre garçon »qu’il confie spécialement à la Vierge est un ami normalien, René Bichet, mort d’overdose un soir de fête étudiante, à Paris.

Pour aller plus loin

De Péguy

« Prenez le texte,écrivait Péguy. Et qu’il n’y ait rien entre vous et le texte. »Voici cinq pistes et autant d’œuvres incontournables :

Le Porche du mystère de la deuxième vertu (Gallimard, coll. « Poésie », 192 p., 11,30 €) : un long poème et un traité de l’espérance

Les Tapisseries (Gallimard, coll. « Poésie », 156 p., 8,30 €) : recueil de poèmes qui sont aussi, pour la plupart, des prières. Cette lecture peut être suivie par celle de la plus longue œuvre poétique de Péguy, Ève.

Notre jeunesse(Folio, 352 p., 12,60 €) : les souvenirs de l’affaire Dreyfus, le monde moderne, l’argent…

Un nouveau théologien. Monsieur Laudet in Œuvres en prose complètes, t. III, Gallimard, coll. « Pléiade », 2 144 p., 83 €) : merveille de pamphlet et de pensée théologique, contenant des pages inoubliables sur la sainteté, sur la vie cachée de Jésus, mais aussi sur la jeunesse de Péguy.

Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne (in Œuvres en prose complètes, t. III, Gallimard, coll. « Pléiade », 2144 p., 83 €) : le chef-d’œuvre du corpus des essais.

Sur Péguy

Péguy tel qu’on l’ignore, de Jean Bastaire (Folio, 1996, n’est plus édité)

Conspirations d’un solitaire. L’individualisme civique de Charles Péguy,d’Alexandre de Vitry (Les Belles lettres, 2015, 656 p., 41 €)

Philosophie de Péguy, de Camille Riquier (PUF, 2017, 552 p., 23 €)