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Date de création : 30.11.2013
Dernière mise à jour : 01.11.2025
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FACEALAVIOLENCERENEGIRARD

Face à la violence avec René Girard : « Y renoncer ou bien se détruire soi-même »

Analyse

Article réservé à nos abonnés. « Je suis venu au monde de l’intelligence avec la Seconde Guerre mondiale et la guerre atomique », disait René Girard.

« Je suis venu au monde de l’intelligence avec la Seconde Guerre mondiale et la guerre atomique »,disait René Girard. Illustration d’Olivier Balez

L’anthropologue René Girard, mort il y a dix ans, a consacré sa vie à comprendre la mécanique de la violence, phénomène intemporel, universel et hautement inflammable. Il voyait dans le christianisme une réponse à la hauteur du défi qu’elle pose à l’humanité. Une réflexion éclairante pour notre époque inquiète.

28 février 2025, Bureau ovale de la Maison-Blanche, rencontre entre le président américain Donald Trump, le vice-président J. D. Vance et Volodymyr Zelensky, président de l’Ukraine. En direct devant les caméras du monde entier, deux puissants et le chef d’un pays envahi venu chercher un soutien militaire vital. Des échanges, des digressions, et voilà que la rencontre diplomatique tourne à l’humiliation publique, faisant de Zelensky un fauteur de guerre.

Nous avons tous encore en mémoire la violence de la scène. « Vous jouez avec la vie de millions de personnes. Vous jouez avec la Troisième Guerre mondiale. Et ce que vous faites est très irrespectueux pour ce pays » ; « Vous manquez vraiment de reconnaissance. Après tout ce que nous avons fait pour vous(…) »,cingle Donald Trump. « Mais quand même, toute l’aide que nous vous avons donnée, avez-vous dit “merci” ne serait-ce qu’une fois ? », appuie J. D. Vance, donnant à Zelensky le rôle de l’ingrat.

Penseur inclassable, travaillant au croisement de la critique littéraire, l’histoire, l’anthropologie et de la lecture des textes bibliques, René Girard fut avant tout un « chercheur ».

Quelle lecture faire a posteriori de cette rencontre stupéfiante ? Comment décrypter la violence qui y palpite ? L’œuvre de René Girard (1923-2015), qui a consacré sa vie à explorer la question de la violence, est ici à l’évidence celle à convoquer. Désir, rivalité, bouc émissaire, conflit, montée aux extrêmes… : Girard s’est attaché à décrypter la violence qui toujours sidère, mais dont il est vital de comprendre la mécanique.

Penseur inclassable, travaillant au croisement de la critique littéraire, l’histoire, l’anthropologie et de la lecture des textes bibliques, l’académicien, reçu sous la coupole en 2005, fut avant tout un « chercheur », comme il aimait à se définir, revendiquant une démarche scientifique mais aussi la « vérité anthropologique »du christianisme.

Pourquoi nous l’avons fait

Est-ce le monde qui s’est assombri depuis la mort de René Girard, il y a seulement dix ans ? Est-ce nous, Européens, qui sommes devenus plus sensibles à ses crises dangereuses ? Une chose est certaine, l’œuvre du penseur français, mort en 2015, n’a jamais paru aussi contemporaine.

Centrée sur la question de la violence et située à la croisée de la critique littéraire, de l’anthropologie et de l’exégèse biblique, elle s’est attachée à dévoiler sa mécanique contagieuse. Si l’on distingue les grands penseurs par leur capacité à creuser un sillon et à projeter une nouvelle lumière sur la réalité, René Girard est sans conteste un grand penseur du XXe siècle, essentiel pour s’orienter au XXIe siècle.

En témoigne, la manière dont il est lu et relu aujourd’hui, non sans de dangereuses distorsions du côté de la droite néoréactionnaire américaine. Raison de plus pour faire résonner sa déconstruction de la logique violente et sa foi chrétienne en un Dieu non violent.

Élodie Maurot

Revenons au Bureau ovale. Spécialiste de l’œuvre de René Girard, le philosophe canadien Paul Dumouchel a tenté une lecture girardienne de l’altercation. Le désir de Trump d’humilier Zelensky ? Il naît d’une « rivalité », souligne-t-il, « parce que Zelensky est un héros mondial. Un phare. Un exemple de courage et de rectitude morale qu’admirent tous les hommes et les femmes politiques de tous les pays qui comptent pour Trump et que, pour cette raison même, il déteste. »Trump, lui, est « un héros mimétique », « parce qu’il ne vit que dans les yeux des autres. Il n’existe que par l’image de lui qu’ils réfléchissent »,mais il est aussi un « bouc émissaire »,qui « s’offre comme la cible de nos ressentiments ».

« Depuis la crise climatique, en passant par l’inégalité économique croissante, la peur de l’intelligence artificielle, jusqu’aux conflits d’Ukraine et de Gaza, dans tous les cas, il s’est placé là où convergent tous les regards. Il s’est donné à la fois comme la solution universelle et le méchant par excellence », pointe le philosophe. Et Poutine, dont l’ombre plane sur la rencontre ? C’est un modèle pour Trump qui « désire ce que celui-ci désire. Être l’homme fort de son pays, celui que tous écoutent et à qui tous obéissent ».

Une jeunesse dans un monde tragique

L’enfance française de René Girard, né en 1923, est celle d’une famille bourgeoise avignonnaise désargentée et cultivée, républicaine par son père, conservateur de la bibliothèque municipale et du Musée Calvet, catholique par sa mère. Jeunesse heureuse et protégée pour ce jeune garçon à l’esprit vif et espiègle, frondeur aussi, même s’il redoute les rivalités et les persécutions des cours de récréation.

Jeunesse vite inquiète, marquée par l’angoisse de son père devant la montée du nazisme et de l’extrême droite française. Élève à l’École des chartes en 1943, Girard subit l’atmosphère poisseuse de la capitale de l’Occupation sur fond de persécutions, délations, trahisons. Nul doute que se constitue déjà la toile de fond de ses interrogations sur la violence. « Je suis venu au monde de l’intelligence avec la Seconde Guerre mondiale et la guerre atomique », disait Girard.

« Rarement un penseur aura eu un tel souci d’entendre le cri des victimes de toutes les barbaries », confirme Benoît Chantre, spécialiste de son œuvre et auteur d’une biographie de référence (René Girard, Grasset, 2023, 1152 p., 39 €). Girard sort en effet des années de guerre en état de choc. Gaulliste critique, il ne croit pas au mythe d’une France victorieuse. En 1947, il choisit de tenter l’aventure américaine et part prendre un poste d’enseignant en littérature française à l’université de Bloomington (Indiana).

L’inculturation est rugueuse. Le jeune homme fait l’épreuve du mépris que suscitent les Français, vus comme des vaincus. « Il fait vraiment l’expérience de ce que représente être considéré comme un raté, un moins que rien », souligne son biographe. Dans l’Amérique du maccarthysme, l’heure est à un chauvinisme violent. Dans le Sud du pays, Girard découvre vite la ségrégation raciale, qui le scandalise.

Cette violence qui zèbre sans cesse le monde, Girard ne la perd jamais de vue dans son travail intellectuel. Son regard d’exilé, vivant entre la France et les États-Unis – où il enseignera toute sa vie –, explique une part de son discernement. « Indubitablement, le fait de vivre entre plusieurs cultures est favorable à la réflexion sur la culture. Cela vous détache toujours un peu de l’une et de l’autre », confiait-il, vers la fin de sa vie.

Le désir et la violence dévoilés par la littérature

C’est d’abord par la littérature que le regard de Girard va se dessiller sur la violence. Après une thèse en histoire sur L’Opinion américaine sur la France(1940-1943)en 1950, il plonge en autodidacte dans les grands romans modernes. Cervantes, Flaubert, Proust, Dostoïevski vont être ses guides dans la compréhension de la mécanique du désir humain, au cœur de son premier grand livre Mensonge romantique et Vérité romanesque, publié en 1961.

Par une approche comparative, il développe une perspective essentielle : nos désirs ne nous appartiennent pas. Nous croyons en être les maîtres, mais ils sont en réalité copiés. Il apparaît à Girard que les héros des romans modernes ont en commun d’être mus par des désirs qui imitent ce qu’ils croient être le désir de leurs modèles, figures imaginaires ou individus de leur entourage. Le désir ne met ainsi jamais simplement en jeu un sujet et un objet, comme on le croit spontanément.

« On ne désire pas tant l’objet qu’on ne redoute de le voir possédé par autrui. »
René Girard

Pour Girard, il y a une « géométrie du désir »,qui est toujours un « désir triangulaire »formé par le sujet désirant, l’objet de son désir et celui que Girard appelle « le médiateur »,cet autre, ce « modèle » qui oriente le désir. « On ne désire pas tant l’objet qu’on ne redoute de le voir possédé par autrui »,écrit Girard.

Le roman moderne lui révèle que l’autonomie de l’individu est un leurre, une « fausse promesse de la modernité ». « Ce n’est pas dans la subjectivité mais dans l’intersubjectivité », souligne Girard, qu’il faut voir « l’instance suprême, le fondement de toutes les valeurs ». Pour lui, nos désirs ne relèvent ni de la libido (psychanalyse), ni de l’intérêt reconnu aux objets (utilitarisme), ils nous sont toujours suggérés par les autres.

Pour Girard, nos désirs ne nous appartiennent pas mais sont copiés sur d’autres, c’est ce qu’il nomme le « désir mimétique ».

Pour Girard, nos désirs ne nous appartiennent pas mais sont copiés sur d’autres, c’est ce qu’il nomme le « désir mimétique ». Illustration d’Olivier Balez

Ce désir que Girard appellera bientôt « mimétique » engage immédiatement les individus dans des formes de rivalités redoutables. « Le désir selon l’Autre n’est pas un désir de reconnaissance par autrui, il est une relation de sujétion à l’Autre, dans laquelle les sentiments positifs (vénération, admiration) et les sentiments négatifs (ressentiment, haine) se renforcent conjointement »,souligne Christine Orsini, philosophe et autrice de René Girard (PUF, Que sais-je ?, 2023, 128 p., 10 €). L’imitation tend à faire des deux acteurs du triangle des « doubles », à les rapprocher de plus en plus dans une progressive indifférenciation. La violence naît de ce fonctionnement « en miroir ».

Sortir de ce piège est pourtant possible : la grande littérature en témoigne. Pour Girard, le sujet peut prendre conscience de la vanité de son désir devant l’imminence de la mort à laquelle conduit la rivalité exacerbée. C’est la « conversion romanesque » qui, sans être une conversion religieuse, a tout d’une conversion spirituelle. Elle se vit comme un renoncement, une mort intime. L’orgueil et le mensonge du sujet sont sacrifiés pour un rapport nouveau à soi, plus juste, ouvrant à une dépossession de soi qui est aussi dépossession de l’autre : l’idole, le rival haï, devient un prochain.

Suivre la piste du « bouc émissaire »

Aiguillonné par sa découverte du désir mimétique, Girard ne s’arrête pas en si bon chemin. Il va poursuivre ses recherches sur la violence en explorant le versant anthropologique, et en s’intéressant aux religions archaïques. Il va pour cela suivre l’intuition de Freud qui, dans Totem et Tabou, postule l’existence d’un meurtre fondateur à l’origine des sociétés. Girard tente une remontée au chaos des commencements pour comprendre l’origine de la religion et de la culture. Elle aboutira à son deuxième grand livre La Violence et le Sacré, publié en 1972.

Synthétisant de nombreuses lectures anthropologiques, comparant les mythes et les rituels des religions archaïques, étudiant les tragédies grecques, Girard pose l’existence d’un lynchage originel. Un lynchage qui surgit dans un moment où la rivalité entre les humains, activée par le désir mimétique, est devenue telle qu’elle menace de se transformer en guerre de tous contre tous.

Pour se protéger, le groupe détourne vers une victime sacrifiable la violence qui risque de tout emporter. 

Au paroxysme de cette violence, avance Girard, le « tous contre tous » se métamorphose en « tous contre un » par le mécanisme du bouc émissaire : pour se protéger, le groupe détourne vers une victime sacrifiable la violence qui risque de tout emporter. Choisie par un processus aveugle et spontané de convergence, elle va polariser contre elle toute la violence du groupe.

Une fois réalisé, ce lynchage fait revenir « miraculeusement » l’ordre dans le groupe. Girard expose que cette « victime émissaire », qui ne pourra être vengée, est ensuite idéalisée, puis sacralisée par le groupe, sans que son innocence ne soit jamais dévoilée. Ainsi le groupe trouve-t-il une « solution » à sa propre violence. Le rituel sacrificiel qui naît ensuite a pour but d’en réactiver le souvenir pour en prolonger la « protection », un peu comme un rappel le fait pour un vaccin. Ainsi, le sacrifice « contient-il » pour Girard la violence aux deux sens du terme : il en est empreint et il la limite.

Le rite donne ensuite naissance au mythe qui va raconter cette histoire fondatrice, mais toujours en masquant la vérité, l’innocence du bouc émissaire, soigneusement dissimulée par la justification du sacrifice. Se mettent aussi en place des interdits religieux dont la finalité est « de répartir à l’avance tous les objets désirables de façon à prévenir les rivalités mimétiques »,souligne Girard. « Le religieux – en d’autres termes le sacrifice, les rites et les prohibitions – est ainsi défini comme une imitation (ou une répétition) de la violence spontanée du mécanisme victimaire, souligne Benoît Chantre. Au terme de ce processus, le religieux semble n’être rien d’autre qu’une gestion de la violence, la ruse essentielle qui aura permis aux sociétés humaines de ne pas s’autodétruire. »

Le mécanisme victimaire fonctionne, à l’insu de tous, comme une machine à fabriquer des dieux, ce qui fait dire à Girard qu’il a élaboré « la première théorie athée du religieux ».Dans le même temps, il pense avoir trouvé une explication de l’origine des sociétés. « Le religieux archaïque ne fait qu’un avec l’énigme du fondement social », résume Girard. Du côté des anthropologues, comme des spécialistes des sciences religieuses, les débats seront vifs.

Girard pose l’existence d’un lynchage originel qu’il rattache au mécanisme du bouc émissaire.

Girard pose l’existence d’un lynchage originel qu’il rattache au mécanisme du bouc émissaire.Illustration d’Olivier Balez

L’innocence de la victime et la nouveauté chrétienne

Athée, cette théorie revendique de l’être, mais son auteur se positionne tout autrement. Parallèlement à ses recherches, Girard a fait un chemin de conversion vers le christianisme. « L’accès à Dieu dans le christianisme, le sentiment de sa présence sont toujours liés à une expérience intellectuelle, à un travail sur le texte, à une mise en rapport de l’Ancien et du Nouveau Testaments », confie-t-il dans Quand ces choses commenceront.

Derrière ce propos d’ordre général, l’intime affleure : Girard a été transformé par sa lecture et son étude de la Bible. Avec discrétion, il a aussi évoqué une expérience spirituelle, vécue devant les paysages du Delaware, sur la côte Est des États-Unis, lors d’un voyage en train durant l’hiver 1959, sous la forme d’un puissant sentiment de joie et d’apaisement.

Au fil de sa vie, Jésus défie la violence humaine, il ne cesse de déjouer la spirale mimétique.

Quelques mois plus tard, en 1961, Girard abandonne « le fier scepticisme »de sa jeunesse et renoue officiellement avec l’Église catholique, en se mariant religieusement et en faisant baptiser ses enfants. Méfiant à l’égard de tout égotisme spirituel, il ne parlera guère de la foi sur un plan personnel, mais l’ancrage de sa réflexion dans le christianisme devient, lui, toujours plus explicite, et apparaît pleinement dans Des choses cachées depuis la fondation du monde, publié en 1978, et ses livres suivants (lire Pour aller plus loin).

Son travail anthropologique, croisé à sa lecture de la Bible, a conduit en effet Girard à « une vérité » : la Révélation chrétienne dévoile, déconstruit, délégitimise la violence ; elle manifeste que Dieu est non violent et que la violence ne peut revendiquer aucune origine divine. Girard tire cette conclusion de sa lecture de la Bible, qui, selon lui, renverse le mécanisme du bouc émissaire. Ce processus commence dans les Écritures juives.

Pour Girard, le travail de démystification de la violence est pleinement accompli dans le Nouveau Testament, avec la figure de Jésus.

Pour Girard, le travail de démystification de la violence est pleinement accompli dans le Nouveau Testament, avec la figure de Jésus. Illustration d’Olivier Balez

Dans l’Ancien Testament, il constate que de nombreux épisodes – le meurtre de Caïn, Joseph et ses frères, Job, le serviteur souffrant d’Isaïe… – mettent en lumière un Dieu qui prend la défense des victimes. Un processus de désacralisation de la violence y est enclenché, même s’il subsiste des éléments contraires : le fait que Dieu se réserve la vengeance, punisse par la violence ou encore la pratique des sacrifices.

Pour Girard, le travail de démystification de la violence est pleinement accompli dans le Nouveau Testament. Au fil de sa vie, Jésus défie la violence humaine, il ne cesse de déjouer la spirale mimétique, comme lors de l’épisode de la femme adultère. Sa prédication, particulièrement dans le Sermon sur la Montagne,témoigne d’un Dieu n’ayant rien à voir avec la violence et invite à l’affronter sans devenir soi-même violent.

La mort de Jésus surgit comme la conséquence dramatique de la violence coalisée des hommes qui ne supportent pas le Dieu qu’il révèle. Jésus l’accepte, non par masochisme, ou comme un suicide : il répond à la violence par le don de sa vie, conscient et libre, geste qui révèle simultanément la violence des hommes et le vrai visage de Dieu. « La crucifixion montre que les hommes repoussent la vérité de Dieu et que Dieu, ne voulant pas triompher par la force, ce qui n’aurait aucun sens pour Lui, s’arrange pour se manifester aux hommes sans violer la liberté humaine », analyse Girard.

Mais cette histoire ne reprend-elle pas le schéma du bouc émissaire ? Ne relève-t-elle pas du mythe comme tant d’autres ? Girard attend l’objection. Il y répond par la négative. À ses yeux, pour la première fois de l’histoire, la victime est ici reconnue par les récits de la Passion comme radicalement innocente. Le mécanisme du bouc émissaire est dévoilé, invalidé. Il ne pourra plus jamais fonctionner de la même manière. De sa lecture biblique, Girard prétend tirer une vérité anthropologique. Cela lui sera reproché aussi bien par les anthropologues que par des théologiens.

Que devient la violence dévoilée ?

La lecture de Girard a des implications considérables. En théologie, elle montre l’erreur des théologies de la « substitution »qui envisageaient la mort du Christ comme un sacrifice nécessaire pour « éteindre » la colère de Dieu devant le péché. Elle remet au centre du message chrétien la question de la violence et de la non-violence. Car Girard n’absout pas les chrétiens de la violence. Même avec les Évangiles, ces derniers ont reproduit la violence mimétique dans l’histoire, lors des croisades, de l’Inquisition ou contre les juifs par exemple, et ils sont comme les autres, toujours menacés d’y retomber.

La mise hors circuit du mécanisme sacrificiel a aussi des conséquences sociales majeures, à travers la réhabilitation des victimes. « Notre société est la plus préoccupée de victimes qui fût jamais », écrit Girard dans Je vois Satan tomber comme l’éclair (1999), qui ajoute : « Notre monde n’a pas inventé la compassion, certes, mais il l’a universalisée. » Cette transformation hautement positive a toutefois des effets ambivalents.

« Si le fait d’être libérés des boucs émissaires et des rites sacrificiels nous procure de grands avantages, il est aussi une cause d’oppressions et de persécutions sans nombre, aussi bien qu’une source de périls, une menace de destruction », considère Girard, qui pointe les risques d’une surenchère victimaire, où les victimes se multiplient et deviennent elles-mêmes persécutrices.

Pour Girard, le monde est devenu à la fois meilleur et plus dangereux. Car en raison de la désactivation des processus sacrificiels, qui atteint aussi les institutions culturelles, plus rien ne vient restreindre l’emballement des rivalités mimétiques. Une violence généralisée menace. Girard était-il pessimiste ? Lui-même s’en défendait, reprochant plutôt aux esprits rationnels modernes la naïveté de croire être venus à bout de la violence.

Il observait la croissance des dangers, toujours plus grands : déploiement vertigineux des arsenaux nucléaires, terrorisme, destruction de l’environnement… Il voyait dans le fonctionnement de la démocratie, la sacralisation des désirs individuels, et dans la concurrence exacerbée de l’économie capitaliste, une exposition redoutable aux rivalités mimétiques.

« On dit fréquemment la violence irrationnelle, elle ne manque pourtant pas de raisons. Elle sait même en trouver de fort bonnes quand elle a envie de se déchaîner.»
René Girard

Dans Achever Clausewitz (2007), Girard développe une réflexion inquiète sur la guerre moderne et s’intéresse à « la montée aux extrêmes », cette manière qu’a la violence d’échapper à ceux qui la manipulent, de s’amplifier et de culminer dans une destruction, en faisant perdre de vue l’objet du conflit initial. « Ce livre, écrit après le 11-Septembre et marqué par le retour du terrorisme, a été jugé excessivement pessimiste par les girardiens libéraux, mais aujourd’hui, après le déclenchement de la guerre en Ukraine et au regard de notre situation, il apparaît comme prophétique », souligne le théologien Wolfgang Palaver, professeur à l’université d’Innsbruck (Autriche), fin connaisseur de l’œuvre de Girard et très engagé dans les questions de non-violence.

Pour Girard, cependant, le pire n’est pas certain, l’avenir n’est pas écrit. Les hommes demeurent libres de s’extraire de la violence. Ils peuvent ne pas écouter les « bonnes » raisons que toujours elle se donne. « On dit fréquemment la violence irrationnelle, elle ne manque pourtant pas de raisons. Elle sait même en trouver de fort bonnes quand elle a envie de se déchaîner. Si bonnes cependant que soit ces raisons, elles ne méritent jamais qu’on les prenne au sérieux »,écrivait Girard dans La Violence et le Sacré.

Il ne prônait pas ainsi un pacifisme radical, mais invitait à considérer la violence à hauteur de sa dangerosité. « La réponse de Girard à la violence, c’est : “Soit vous renoncez à la violence, soit vous allez vous détruire vous-mêmes.” Cette thèse traverse tous ses livres, du début à la fin de sa vie. C’est l’idée phare de toute son œuvre »,poursuit Wolfgang Palaver. Cette alternative, qui place chacun devant ses responsabilités, se veut un appel à la lucidité, à l’autocritique, à la conversion. « Il faut réveiller les consciences endormies. Vouloir rassurer, c’est toujours contribuer au pire », écrivait Girard comme ultime phrase de son dernier livre.

Pour aller plus loin

À lire

De René Girard

Parmi ses nombreux livres : Mensonge romantique et Vérité romanesque(1961), La Violence et le Sacré(1972), Des choses cachées depuis la fondation du monde (1978), Le Bouc émissaire (1982), La Route antique des hommes pervers(1985), Je vois Satan tomber comme l’éclair (1999), Achever Clausewitz (avec Benoît Chantre, 2007).

Livres d’entretien : Quand ces choses commenceront(1994), Celui par qui le scandale arrive (2001).

Sur l’homme et l’œuvre

• René Girard. Biographie, de Benoît Chantre (Grasset, 2023, 1 152 p., 39 €). Une biographie XXL, fouillée, passionnante et unanimement saluée comme un travail de référence.

• René Girard, de Christine Orsini (PUF, Que sais-je ?, 2023, 128 p., 10 €). Une introduction fiable et très accessible.

• Violence des dieux, violence de l’homme. René Girard notre contemporain, de Bernard Perret (Seuil, 384 p., 25 €). Une excellente synthèse de l’œuvre de Girard et des débats qu’elle a suscités.

À écouter

Sur France Culture :

« René Girard, l’anthropologue du désir » (2015), podcast en 5 épisodes de 28 min.

« René Girard, des choses cachées depuis la fondation du monde » (2023), podcast en 9 épisodes de 18 min.