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Date de création : 30.11.2013
Dernière mise à jour : 21.11.2025
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LAUTREJAPON

L’autre Japon : « Ici, nous sommes entourés de vie », ils ont troqué la ville pour une nature aux secrets insoupçonnables

Reportage

Article réservé à nos abonnés. Mondo Takagaki, artiste, propriétaire du Ryokan Aunsanbo, est défini comme l’homme qui parle aux arbres dans la commande de La Croix L’Hebdo.

Mondo Takagaki, artiste, propriétaire du Ryokan Aunsanbo, est défini comme l’homme qui parle aux arbres dans la commande de La Croix L’Hebdo. Xavier Andujar / Xavier Andujar

Loin des mégalopoles oppressantes et surpeuplées de Tokyo ou d’Osaka se cache une campagne japonaise aux secrets insoupçonnables. Au cœur des montagnes du sud-ouest du Japon, le petit village d’Ohaga, 380 âmes, a attiré une poignée d’atypiques aventuriers des temps modernes en rupture avec l’urbanité. Rencontres avec un autre Japon.

Les puissantes racines enlacées de deux cèdres centenaires étreignent un énorme bloc de roche né d’une très lointaine éruption volcanique. Il pleut des cordes. La forêt si dense obscurcit le ciel orageux de la mi-journée. Dans ce clair-obscur fantomatique, on devine à peine la silhouette famélique en bois d’un minuscule sanctuaire shintô qui semble depuis longtemps à l’abandon, désacralisé. Avec respect, yeux clos, Mondo san, « maître des arbres »,vêtu d’un épais kimono noir, s’approche à petits pas des deux troncs massifs unis sur la roche luisante d’humidité.

La fuite de la vie trépidante tokyoïte

Les deux pieds bien plantés sur l’épais tapis de feuilles qui dégagent un fort parfum d’humus, il pose fermement sur chaque arbre la paume de ses mains musclées de potier. Comme pour prendre leur pouls. Il écoute et médite quelques secondes avant de faire deux pas en arrière en se courbant. « Les gens du village disent que Dieu a abandonné ce sanctuaire depuis des années »,se désole le vieil homme de 70 ans qui murmure aux écorces des arbres et médite parfois pendant plus d’une heure.

« Mais moi, je sens que Dieu est toujours bien présent dans ces grosses roches enveloppées de mousse tendre et dans la sève des troncs qui puisent leur énergie dans la terre »,murmure-t-il en caressant une mousse blanche légère qui coule du sommet du vieux cèdre. L’arbre transpire. La terre respire. « L’énergie intérieure des arbres vient du ciel, des dieux, des forces célestes à l’origine du monde. »

Quotidiennement, Mondo san rend visite aux arbres de la majestueuse forêt du petit village d’Ohaga, isolé au cœur de la préfecture d’Okayama. Ce magnifique univers végétal vous transporte à dix mille lieues de la fureur des villes de Tokyo, Osaka, Kobe et même Kyoto. Mondo san et son épouse Okami san, 72 ans, ancienne hôtesse de l’air sur Japan Airlines, ont trouvé refuge, il y a vingt ans, dans ce havre de paix peuplé d’à peine 400 âmes.

Vêtu d’un épais kimono noir, Mondo san pose ses mains sur les arbres de la forêt d’Ohaga, au Japon.

Vêtu d’un épais kimono noir, Mondo san pose ses mains sur les arbres de la forêt d’Ohaga, au Japon.Xavier Andujar / Xavier Andujar

Fuyant la vie trépidante de Tokyo, ces « migrants de l’intérieur » comme on les appelle à Ohaga, aspiraient à la paix de l’esprit. À l’image de la poignée de vaillants rebelles débarqués ces dernières années dans ce minuscule village béni des dieux des montagnes et des rizières. L’ancien noctambule en perdition Ameshu y a planté son campement de fortune et sa folie douce. Aya et son mari Kazuma ont plié bagage de Yokohama avec leurs trois enfants pour y implanter une boulangerie aux parfums ensorcelants. Take chan, le yamabushi, « prêtre des montagnes », est venu prendre soin des collines et prier pour les âmes errantes des défunts. Enfin Gaki chan et son épouse Linda, artistes politiciens révolutionnaires, se battent pour dynamiser Ohaga, une perle inestimable lovée au cœur de cette vallée enchantée de l’archipel nippon.

Toutes et tous partagent la même quête de liberté, de chaleur humaine et de rêves, tellement raréfiés dans les mégapoles japonaises. Certes, Ohaga n’est pas unique dans l’archipel nippon, tant il existe depuis vingt ans une tendance chez certains citadins japonais à vouloir vivre à la campagne, loin des embarras urbains. Mais le phénomène reste marginal. « Les Ohaga sont très rares au Japon »,confient en chœur Mondo san et Okami san.

« Tokyoïte durant toute ma vie, j’étais encerclée de lumières bariolées et criardes, assourdie du tintamarre des voitures, du métro et des trains, toujours sous pression… »
Okami san

Le soir même, réunis autour de l’irori, foyer âtre japonais posé au centre du salon de leur splendide ryokan, auberge traditionnelle japonaise qui respire l’harmonie et la sérénité, le vieux couple prépare un délicieux thé vert. Et partage son destin avec le visiteur. Privilège rare dans un Japon où on inhume son existence au fond du cœur. « Tokyoïte durant toute ma vie, j’étais encerclée de lumières bariolées et criardes, assourdie du tintamarre des voitures, du métro et des trains, toujours sous pression… », confie Okami san, d’une voix douce et dans un anglais parfait. « Mais j’étais tout le temps triste, perdue, seule… Alors qu’ici, nous sommes entourés de vie »,précise-t-elle, en ajoutant qu’elle accompagne souvent son mari dans ce rituel vital de « dialogue avec les arbres ».

Ameshu a vécu à Kyoto et Okinawa avant de s’installer dans la campagne d’Akaiwa avec trois autres personnes en totale autonomie dans un campement qu’ils ont totalement fabriqué et qu’ils continuent de faire évoluer.

Ameshu a vécu à Kyoto et Okinawa avant de s’installer dans la campagne d’Akaiwa avec trois autres personnes en totale autonomie dans un campement qu’ils ont totalement fabriqué et qu’ils continuent de faire évoluer. Xavier Andujar / Xavier Andujar

« Nous avions un rêve en nous installant ici, créer notreryokan, et accueillir les âmes blessées que les ondes réparatrices de la nature pourraient guérir »,raconte cette descendante d’une très ancienne famille de la noblesse japonaise, dont l’arrière-grand-mère a fondé la première école pour filles à Tokyo, durant la période Meiji en 1868. Ils ont ainsi acheté une vieille ferme qu’ils ont retapée puis ouvert il y a cinq ans ce magnifique lieu, baptisé « Aun San Bo » (cycle de vie)sur les conseils d’un moine bouddhiste de Kamakura, ancienne capitale du Japon au XIIe siècle.

Une nature époustouflante

L’immense baie vitrée offre un somptueux panorama où se découpent montagnes, forêts, vallées et rizières verdoyantes en terrasses sur lesquelles courent d’épais nuages laiteux. Une telle beauté idyllique est en harmonie avec l’état d’esprit de ce couple accueillant et généreux. « Je suis catholique depuis trois générations », dévoile Okami san, qui a été aide-soignante à l’hôpital de Tsuyama, à quarante minutes de voiture de là, et professeur d’anglais dans l’école du village qui a fermé en 2005.

Pourquoi nous l’avons fait

Après trois ans à Tokyo en tant que correspondant permanent de La Croix, le Japon reste pour moi une énigme. En dépit des nombreux reportages effectués dans les grandes villes de l’archipel et sur ses îles lointaines du Pacifique, j’ai le sentiment de n’avoir fait que survoler cette société complexe qui cache – ou préserve ? – son âme derrière les images exotiques de geishas, sushis, samouraïs, sakuras ou mangas… qui nourrissent notre imaginaire d’Occidentaux. Mais quid du « Japon profond » ?

Quelques semaines avant mon retour définitif en France, un brin frustré, j’ai fait LA rencontre qui allait tout changer. Une jeune Française intrépide, Leïla, s’était lancé le défi il y a quelques années de traverser le Japon à vélo. Elle m’a raconté ses extraordinaires tribulations dans de lointaines provinces à l’écart du monde. Elle m’a alors révélé un Japon insoupçonnable dans le petit village d’Ohaga, entouré de rizières et de montagnes sauvages qui dissimulent d’étonnants secrets. Où vivent des Japonais au grand cœur avec qui Leïla a noué une profonde et durable amitié. Précieux sésame qui m’a enfin permis d’effleurer la profondeur d’âme des Japonais. Une découverte et un coup de cœur que L’Hebdo se devait de partager avec ses lecteurs.

« Il n’y a plus d’enfants ici »,se désole cette fervente croyante qui sort d’un tiroir une photo d’elle, la montrant agenouillée devant Jean-Paul II à bord de l’avion Japan Airlines qui l’emmenait au Japon en 1981 et dont elle était cheffe de cabine. « Il m’a bénie, dit-elle avec une profonde émotion, j’ai été privilégiée d’être seule avec lui quelques minutes. »Et pourtant, confie-t-elle aujourd’hui, « j’avais aussi besoin d’une autre dimension spirituelle, plus mystique, plus proche de la spiritualité originelle japonaise ».

L’image dominante de la carte postale classique du Japon peuplé de geishas, sakuras, sushis, samouraïs, temples dorés ou argentés, dissimule une fraction de la société japonaise qui refuse l’embrigadement social, les protocoles d’une rigidité d’acier qu’elle assimile à un « véritable lavage de cerveau ». Mais se libérer d’une société japonaise si codifiée et s’en extraire demande courage et audace. À l’image de l’émouvant Ame Shew qui, à l’âge de 40 ans, divorcé et papa de deux grandes filles, un temps au bord du précipice de son existence, a réussi à rompre avec une vie dissolue pour bâtir depuis 2010 son « petit royaume » dans la forêt en lisière d’Ohaga. Un véritable capharnaüm sauvage à ciel ouvert qui s’apparente à un immense bazar.

Le rire d’Ame Shew

« Il y a quinze ans, j’ai acheté 1,5 hectare de forêt ici afin d’y mener une vie saine »,éclate de rire Ame Shew, installé dans un des deux grands canapés du « salon cuisine » au rez-de-chaussée de sa grande cabane d’habitation de deux étages en bois. « Entièrement construite de mes mains »,s’esclaffe-t-il encore. Avec sa belle gueule d’acteur qui aurait pu tenir le rôle de Toshiro Mifune, le guerrier fou dans Les Sept Samouraïs du réalisateur Akira Kurosawa, Ame Shew a dû séduire les consommateurs durant sa longue carrière de barman à Tokyo, Naha, Kyoto et sur l’île tropicale d’Okinawa.

« Je menais une vie de noctambule dans ces bars toutes les nuits où je devais faire boire le plus possible les clients ! »,lâche-t-il dans un rire malicieux. « Je les écoutais, leur parlais, les distrayais… en ne cessant jamais de remplir leur verre… »,explique-t-il, dévoilant aussi le revers de cette médaille maléfique. Médecin des âmes errantes de la nuit, tantôt copain, tantôt grand frère, toujours confident, le chevalier blanc buvait lui aussi jusqu’à l’aube. « J’allais y laisser ma santé. » Il y avait urgence. Il fallait rompre ce lien toxique et destructeur avec la nuit.

Ameshu, 40 ans, a acheté 1,5 hectare de forêt il y a quinze ans. Aujourd’hui, il vit dans une cabane d’habitation de deux étages.

Ameshu, 40 ans, a acheté 1,5 hectare de forêt il y a quinze ans. Aujourd’hui, il vit dans une cabane d’habitation de deux étages. Xavier Andujar / Xavier Andujar

« En venant à Ohaga, j’ai réussi à briser cette dépendance à la pression économique, le travail, l’argent, l’alcool. » Ce Robinson au visage lumineux a échappé aux ténèbres. Dans la vaste cour de son « domaine », bric-à-brac de bicoques branlantes, de petits hangars à outils, d’ateliers de menuiserie débordant de matériels en tout genre, Ame Shew raconte son aventure. « Il n’y avait que de la forêt ici, j’ai dégagé une clairière et j’ai tout construit moi-même,rit-il, encore et toujours. Je vis en autarcie avec l’eau de la rivière et de la pluie, les tankers de stockage, les panneaux photovoltaïques et le bois de chauffage. »

Derrière l’apparente folie de ce doux rêveur, d’abord perçu par les vieux locaux comme un homme des cavernes ou un gourou à la tête d’une secte suspecte, se cache un brillant créatif aux mille talents. Qui ne vit pas que d’amour et d’eau fraîche. « Je brasse ma propre bière et distille mon saké, élève des poules et cultive mes légumes et du wasabi, je gagne bien ma vie. »Habile charpentier, il est aussi sollicité sur de nombreux chantiers.

« Je suis même parti en mission durant quatre mois en Crimée l’année dernière avec un petit groupe d’artisans japonais ! » Il lève les yeux au ciel face à l’étonnement du visiteur. « Un milliardaire russe s’est fait construire une immense maison traditionnelle japonaise en bois avec un immense jardin digne de ceux qu’on peut voir à Kyoto. Il a dépensé près de 50 millions d’euros ! »Ainsi le samouraï de la nuit qui vivait sous les néons aveuglants d’une société dévorante assure ne « plus boire… avant le coucher du soleil »,et mener une vie plus équilibrée. « Je ne rejette pas les bienfaits de la civilisation mais je ne veux plus en être esclave. En dépit des apparences, on peut s’évader du carcan si on est vraiment déterminé. Et je ne suis plus seul, car ici j’ai trouvé de nombreux amis qui partagent également cette philosophie de la vie. »

Une boulangerie au milieu de la nature

Au sein de cette petite bande de rebelles anticonformistes magnétisée par la magie d’Ohaga, Ame Shew est sans aucun doute le plus baba cool. Rien à voir avec Aya et Kazuma, la petite quarantaine, qui ont posé leurs valises à Ohaga il y a dix ans avec leurs trois enfants. Elle vient de Yokohama et lui, de Nagoya. « Nous nous sommes rencontrés lors d’un road-trip en Australie »,raconte Aya, fichu fleuri autour de la tête. Déjà l’appel des grands espaces… De l’air pur, de la nature.

Tombés sous le charme du petit village, ils ont ouvert Kokopelli, l’unique boulangerie-café-salon de thé à des lieues à la ronde, ouverte deux jours par semaine. Ils s’épanouissent aujourd’hui en toute quiétude et offrent à leurs enfants une vie plus authentique et saine qu’en ville. Ils ont été les bienvenus dans le village.

Aya et Kazuma Takagi, artisans boulangers, propriétaire de la boulangerie Kokopelli.

Aya et Kazuma Takagi, artisans boulangers, propriétaire de la boulangerie Kokopelli. Xavier Andujar / Xavier Andujar

Un choix plus que judicieux qui vient combler un manque criant de commerces. Le seul petit restaurant du village a fermé et la petite épicerie locale n’offre que les produits de base. Les seuls supermarchés sont à quarante minutes de voiture sur des routes en lacets qui donnent le tournis et se trouvent souvent bloquées en hiver à cause de la neige. Il fallait oser ouvrir cette boulangerie. D’autant qu’ils n’avaient aucune connaissance dans le domaine. « J’ai appris la boulange et la viennoiserie sur Internet avec des tutos », confie en souriant Aya qui rivalise avec les meilleures boulangeries françaises.

Mais les baguettes et les brioches ne suffisent pas à nourrir la petite famille. Ils ont acheté un terrain sur le versant d’une colline. « Ici les terrains sont bon marché », précise Kazuma, le mari. Puis avec l’aide d’artisans du village, il a retapé l’une de ces vieilles fermes abandonnées, nombreuses dans une campagne en voie de dépeuplement, et ouvert un gîte rural très haut de gamme qu’il loue durant les week-ends. « J’aide également un paysan dans ses rizières,ajoute l’ancien citadin devenu agriculteur, et il me paye en sacs de riz qui nourrissent toute la famille pour l’année. »La magie d’Ohaga est à l’œuvre.L’entraide, le troc, une solidarité communautaire qui offrent la possibilité à un jeune couple volontaire de se lancer dans une aventure personnelle épanouissante et viable économiquement.

Kokopelli est ainsi devenu un lieu de rencontre où se retrouvent régulièrement les gens du village, les anciens comme les nouveaux migrants de l’intérieur. Tout n’est pas idyllique, les querelles de voisinage existent comme dans n’importe quel village du monde, mais ici l’alchimie fonctionne. La diversité et la richesse des destins se diluent pour créer un surprenant cocktail d’humanité dont Take chan incarne toute la saveur. Ce matin-là, ce personnage très singulier d’Ohaga, graphiste designer de 45 ans, vient y acheter du pain et des cookies. Visage lumineux et sourire avenant, cheveux tirés en arrière en queue-de-cheval, Take chan est un jeune sage très respecté et connu de tous au village. C’est un yamabushi, un « prêtre des montagnes », originaire de Yamagata, la région du riz, de l’eau pure et du saké, dans le nord du Japon.

Le « prêtre des montagnes »

Peu connue en Occident, cette confrérie spirituelle d’un millier de membres, éparpillée dans tout le Japon, prie pour les esprits des défunts qui errent dans les montagnes. Mais pas uniquement. « Tous les esprits naissent des montagnes et y retournent après leur mort terrestre », pose-t-il calmement en sirotant un café au lait préparé par Kazuma. « Moi je prie pour tous les esprits, les vivants et les morts, qui ensemble font partie de l’univers »,explique encore Take chan dont l’engagement remonte au lendemain du terrible tremblement de terre et du tsunami meurtrier de 2011 dans la préfecture de Miyagi.

Après avoir passé trois ans en France aux Beaux-Arts à Paris au début des années 2000 – « pour moi la France a toujours été associée à l’art » –, il rentre au Japon et travaille dans le design d’intérieur. Sa carrière semble toute tracée. Mais la « catastrophe »de 2011 va bouleverser sa vie. « Face à autant de souffrance, j’ai senti une profonde douleur en moi », se remémore-t-il en évoquant les plus de 20 000 morts et disparus de la tragédie. « Mais surtout les âmes égarées qui ne trouvaient pas la paix,insiste-t-il, à l’époque tout le monde priait pour qu’elles trouvent le chemin originel de leurs montagnes. »

« Il ne s’agit pas d’une religion instituée mais d’une philosophie spirituelle »
Take chan

Passionné des cultures et de l’art primitif des civilisations Jômon, Ryukyu et Aïnou (1), il découvre que sa ville natale Yamagata est un centre important pour les yamabushidu Japon. À l’époque, il avait 31 ans, il était graphiste et lors d’une de ses longues promenades en montagne, il a rencontré son futur maître âgé de 77 ans, et a commencé son shogio, la formation de prêtre des montagnes.

Lectures, rencontres, méditation dans les torrents et sous les cascades des montagnes, ermitage régulier… nourrissent cet apprentissage exigeant qui peut s’étaler sur des années à raison de sessions régulières plusieurs fois par mois. « Il ne s’agit pas d’une religion instituée mais d’une philosophie spirituelle »,insiste Take chan. Pas de diplômes ni de certificat, on sent lorsqu’on est prêt, certains mettent de nombreuses années. « Moi j’ai mis cinq ans… Et aujourd’hui, je pratique tous les jours. » Et d’inviter le visiteur à le suivre dans son pèlerinage quotidien le lendemain matin. Une pérégrination spirituelle matinale aux origines du Japon. Rien de moins.

Le soleil se lève et la nature s’ébroue silencieusement. Une brise légère caresse le sommet des arbres. Face à un magnifique temple shintô en sommeil, rénové récemment grâce à un homme d’affaires de Tokyo installé à Ohaga, Take chan souffle dans son horagai, un splendide coquillage nacré venu des mers du Sud. Le lien sacré entre la mer et la terre. Il annonce ainsi notre présence aux esprits de la montagne. Le rituel immuable fait écho aux échanges célestes de Mondo san avec les arbres de la forêt. « Je commence par remercier les esprits qui m’ont donné la vie, puis je rends grâce à mes ancêtres et tous les ancêtres du monde, puis je salue la nature, la biodiversité, tous les organismes vivants. »On se sent bien loin de Tokyo et même du Japon. On se sent en union avec la planète Terre.

Réceptif au monde dans sa globalité, Take chan psalmodie alors des chants shintôs et bouddhistes en appelant à la paix dans le monde. Rien à voir avec une transe quelconque. En grimpant vers le sommet de la montagne, ce gardien des lieux explique que cette pratique remonte à l’origine de la civilisation des Jômons, considérés comme les premiers habitants de l’archipel. « Dieu n’est pas une incarnation mais vit dans la nature tout entière, dont l’homme fait partie intégrante, comme tout le reste : les rochers, les arbres, les pierres, les rivières, le soleil, la lune ou les étoiles… » Et les « kamis », les esprits, les habitent.

Le monde invisible des esprits

Ce monde des esprits, bien qu’invisible et peu révélé dans la promotion touristique, joue un rôle fondamental dans la culture japonaise. De fait, chaque année à l’automne, à Izumo, sur la côte ouest du Japon, se rassemblent près de 10 millions de divinités kamis. La ferveur populaire est à son comble et la foule y croit, les yeux fermés. « L’image high-tech du Japon camoufle ces croyances originelles de l’archipel, explique Take chan en s’asseyant sur un énorme monolithe, mais les Japonais croient en ce qu’ils ne voient pas. »Un Japon insoupçonnable.

Gaki, de son vrai nom Itagaki Masatoshi, est performeur, artiste et politicien. Il a vécu plusieurs années à Paris avec une période dans le squat Rivoli.

Gaki, de son vrai nom Itagaki Masatoshi, est performeur, artiste et politicien. Il a vécu plusieurs années à Paris avec une période dans le squat Rivoli. Xavier Andujar / Xavier Andujar

Il caresse alors la pierre sur laquelle il s’est assis. « En débroussaillant la montagne il y a deux ans, j’ai fait cette incroyable découverte rocheuse qui dégage un puissant magnétisme tellurique qui remonterait peut-être à l’origine du monde… »Qu’on y croie ou pas, la démarche de Take chan, qui s’est lancé ces dernières années dans les études archéologiques au point de mettre de côté son travail de designer, donne le vertige. « Chaque jour, je sillonne ces collines et montagnes environnantes truffées de dizaines de petits temples shintôs très anciens où les esprits vagabondent. Être prêtre des montagnes n’est pas un travail, c’est un mode de vie. »Qui inspire cette bande de doux rêveurs d’Ohaga au caractère bien trempé, qui se retrouvent régulièrement chez lui autour d’un bon repas où chacun apporte sa contribution.

Le soleil est couché depuis longtemps et à la lumière des bougies, chacun s’assied en tailleur autour d’une table basse en bois massif. Pétillant d’énergie, Ame Shew pose fièrement par terre plusieurs bouteilles de « sa » bière et de « son » saké. Take chan ouvre fièrement une bonne bouteille de vin rosé issu de sa vigne, « totalement organique ». Un nouveau « venu de l’intérieur » qui a acheté un vieux terrain de golf abandonné, sans eau ni électricité, pour y cultiver de l’herbage pour les animaux, a apporté de la viande de sanglier fumé. Dégustée avec le pain de la boulangerie Kokopelli. Aya et Kazuma sont bien présents en pensée.

Défis d’avenir

Un peu en retard, « longue réunion », le charismatique Gaki chan débarque avec deux de ses trois enfants, les bras chargés de légumes. Il s’affaire déjà en cuisine. Avec son épouse Linda, artiste peintre et prof de yoga, la petite quarantaine, artiste lui aussi, c’est un des 14 conseillers municipaux d’Ohaga. Et le plus jeune. Impossible d’imaginer que ce couple a passé neuf ans en France dont une bonne partie dans le squat d’artistes du 59 rue de Rivoli, à Paris, dans les années 2000…

Assurément une expérience artistique et politique singulière qui a forgé leur caractère rebelle et motivé leur engagement au sein du village d’Ohaga. Leur maison, l’ancienne école maternelle, est une véritable galerie de peinture, atelier de création et lieu de vie intense. Une vie de bohème… très organisée. Sans aucun doute unique au Japon.

Les alcools « faits maison » réchauffent l’ambiance déjà festive propice aux confidences. Les cœurs s’ouvrent. Les langues se délient. « Ici je me sens libre et heureux », lâche dans un grand éclat de rire Ame Shew en portant un toast. Roulant à la main cigarette sur cigarette – pratique découverte en France –, Take chan ne cesse de s’émerveiller. « La vie dans ce village est un véritable miracle ! »,répète-t-il plusieurs fois en secouant la tête. « Nous sommes tous venus à Ohaga en quête d’absolu pour y vivre notre utopie intime. Et nous y sommes parvenus. »

(1) L’ère Jômon s’étend de – 13 000 à – 400 avant J.-C., entre l’apparition de la poterie et de la culture du riz. Le royaume de Ryukyu a duré du XIVe au XIXe siècles sur l’actuelle île d’Okinawa. Les Aïnous, peuple autochtone antérieur aux Japonais, étaient installés principalement sur l’île de Hokkaido, ils apparaissent pour la première fois dans des textes du VIe siècle.